LE NAUFRAGE DU SAINT-PHILIBERT
Le 14 juin 1931, le bateau le Saint-Philibert parti de Noirmoutier et se dirigeant vers Nantes, coulait en mer avec environ 500 passagers à bord.
Le Saint-Philibert était sorti des chantiers Dubigeon de Nantes en 1923. Il appartenait aux Messageries de l’Ouest, filiale de la Compagnie Nantaise de Navigation à Vapeur. C’était un bateau vapeur d’excursion de 32 mètres de long, de 6,40 mètres de large et d’un poids de 170 tonnes. Jaugeant 189 tonneaux, il avait une puissance de 300 chevaux vapeur et une vitesse ordinaire de 10 nœuds, mais un faible tirant d’eau de seulement 2,20 mètres. Il s’était vu renouveler son certificat de navigabilité sans problème. Ordinairement, il effectuait en juillet, août et septembre la traversée deux fois par jour de la baie de Bourgneuf entre la jetée Noevieillard de Pornic (Loire-inférieure) et l’estacade de la plage des Dames dans l’île de Noirmoutier (Vendée) avec 300 passagers.
L’estacade de la plage
des Dames à Noirmoutier.
A Nantes, « l’Union des Coopérateurs de Nantes » en liaison avec la Bourse du Travail venait de créer une « Société des Loisirs », qui proposait à ses membres et à une population plutôt modeste différentes distractions ou sorties. Pour la première fois, ils avaient décidé d’organiser une croisière excursion dans l’île de Noirmoutier au mois de juin 1931. Dans cet objectif, ils avaient pris contact avec les Messageries de l’Ouest et avaient réservé le Saint-Philibert pour le dimanche 14 juin. A cette date, les congés payés n’existant pas encore, une sortie ne pouvait se faire que les dimanches ou les jours fériés. L’idée avait été très bien accueillie et soutenue par la ligue des Droits de l’Homme, le parti socialiste SFIO et les syndicats ouvriers. Monsieur Le Pourriel président de l’Union des Coopérateurs avait tenu à participer à cette sortie en compagnie de sa famille, pour cela il avait même sacrifié le banquet d’une autre association dont il était également président.
Les Messageries de l’Ouest avait confié le commandement du bateau au capitaine François Ollive, ancien commandant de cargo, âgé de 57 ans et en retraite depuis 18 mois, mais qui se tenait occasionnellement à la disposition de la Compagnie. Il avait avec lui : 1 mécanicien, 2 chauffeurs, 2 matelots et 1 mousse.
Le vapeur d’excursion Saint-Philibert.
Le 14 juin, les passagers se rendaient donc vers 6 heures du matin à l’appontement des Messageries de l’Ouest, quai de la Fosse à Nantes. Ils croisaient sur leur chemin les paroissiens matinaux qui étaient occupés à construire les reposoirs et à décorer les rues pour le passage des processions. Ce dimanche 14 juin était en effet celui de la Fête-Dieu, une des plus sacrées pour les catholiques de l’époque. Les jours précédents avaient été caniculaires, ce matin il faisait beau et une légère brise était la bienvenue. La journée s’annonçait donc belle.
Les organisateurs avaient vendu 467 billets payants (12 Francs aller et retour) et 41 billets gratuits pour les enfants, ce qui faisait donc en principe 508 passagers. La capacité maximale théorique du bateau étant de 500 personnes, le capitaine avait demandé de ne pas dépasser ce chiffre. En réalité, le Saint-Philibert a quitté Nantes vers 7 heures avec 502 passagers à son bord. Sur une mer qui risquait de ne pas rester calme toute la journée, c’était déjà une véritable imprudence.
Nantes était séparée de Noirmoutier par plus de 90 kilomètres (par voie fluviale puis maritime), mais la plus grande partie du voyage s’effectuait en descendant la Loire, c'est-à-dire de façon confortable. Les voyageurs passèrent ainsi devant les cités de Saint-Herblain, Couëron, Le Pellerin puis Paimboeuf et Saint-Nazaire. Au sortir des eaux de l’estuaire, la mer était déjà un peu agitée. Le gardien du phare du Grand Charpentier avait d’ailleurs été étonné de voir le Saint-Philibert sortir alors qu’une tempête était prévisible. Quelques personnes souffrirent du mal de mer pendant le parcours maritime près de la pointe Saint-Gildas. Mais globalement le voyage aller s’était bien passé. Le vapeur accosta pourtant à Noirmoutier vers 13 heures avec une heure de retard par rapport à l’horaire prévu.
La plage des Dames et le Bois de la Chaize vers 1905.
Arrivés à la plage des Dames, les passagers s’occupèrent tout de suite à organiser le pique-nique dans le bois de la Chaize, situés immédiatement à proximité. Le site était un agréable havre de paix particulièrement reposant et de nature à faire oublier les soucis du moment. La traversée avait été un peu longue mais personne ne regrettait d’être venu dans cette île que la plus grande part d’entre eux ne connaissait pas. L’après midi certains sont allés prendre des bains de pied à la plage voisine, d’autres ont marché jusqu’au bourg pour voir le château. Ils n’ont pas pu aller bien loin car l’île fait 19 kilomètres de long et personne n’avait pensé à emmener de bicyclettes. Et assez rapidement il fallait déjà songer au retour. A partir de 16 heures 30 la sirène de bateau retentit à plusieurs reprises pour rappeler les passagers.
La mer, haute en principe à 15 heures 25 était remontée plus tôt et plus vite, ce qui est toujours signe de mauvais temps. En effet, le vent avait considérablement forci, mais protégés par les bois les excursionnistes ne s’en étaient pas aperçu. Le capitaine Ollive, conscient des mauvaises conditions, hésitait à reprendre la mer. Il aurait été pressé par un groupe d’ouvriers déterminés à reprendre le travail le lundi à 8 heures pour ne pas perdre une journée de salaire. Certains l’auraient même vilipendé parce que lui, dans les deux cas, il toucherait sa retraite normalement, contrairement à eux. La décision, que la météo aurait du tout simplement interdire, relevait pourtant de son autorité et de sa seule responsabilité.
26 personnes, qui avaient eu le mal de mer à l’aller, préférèrent rentrer en car par le passage du Gois (quand celui-ci serait découvert, vers 22 heures) puis prendre le petit train à Fromentine et le train jusqu’à Nantes. 17 autres restèrent coucher dans leur famille à Noirmoutier. Enfin 3 jeunes gens rentrèrent par la voiture de la poste. Ce qui fait que 46 personnes au total ne reprirent pas le bateau. On racontait même que l’un d’entre eux, en panne de cigarettes, était retourné, au moment du départ, au bureau de tabacs le plus proche et de retour à l’estacade avait aperçu le Saint-Philibert s’éloignant de la côte. C’était une des rares personnes qui pourrait affirmer que la consommation de tabac lui avait sauvé la vie !
Plan de la traversée
de retour.
Le capitaine décida finalement de prendre la mer à 17 heures. Les matelots confièrent que l’on allait sans doute « danser un peu », mais personne n’envisagea de distribuer les gilets de sauvetage. Il se dirigea tout d’abord vers la « Pierre Noire », puis en direction de la « couronnée ». Après une heure de navigation, les choses se gâtèrent. Le capitaine regretta d’être parti car il savait que le pire était encore à venir. Il aurait alors songé à retourner en direction de Pornic ; mais le problème du travail le lendemain matin se posant de nouveau, il poursuivit finalement sa route en direction de Nantes. A partir de ce moment là, l’excursion prenait des allures de catastrophe annoncée.
Au moment où il doublait la pointe Saint-Gildas et se dirigeait vers la bouée du Châtaignier, la mer démontée avait des creux de cinq mètres. Le tangage était énorme, des paquets d’eau arrosaient les voyageurs, même à l’intérieur des cabines. Presque tout le monde était malade. La bâche, qui avait été tendue pour protéger les gens du soleil, augmentait encore la prise au vent. Pour vomir plus facilement et éviter les paquets d’eau les passagers s’étaient tous portés du même côté abrité, à tribord, du côté de la terre. Le capitaine n’avait pas de sonorisation pour pouvoir les mettre en garde contre le risque de faire ainsi chavirer le bateau. Brusquement une lame plus forte que les autres coucha le navire, puis une seconde le fit se retourner complètement. Quelques personnes encore accrochées à la coque furent attirées au fond quand le saint-Philibert coula. Tout ceci s’était déroulé en quelques secondes seulement.
Les sauveteurs du bateau le Saint-Georges.
Le maître-guetteur Adrien, au sémaphore de la pointe Saint-Gildas, avait pratiquement vu la catastrophe se produire en direct à environ 5 kilomètres devant lui. Il était alors 18 heures 30. Il s’efforça de donner aussitôt l’alerte. Les conditions étaient très mauvaises, le premier bateau ne put arriver sur les lieux qu’à 20 heures 20. Le remorqueur de Saint-Nazaire « le Pornic » sauva un passager autrichien accroché à une bouée et ramena trois cadavres. Le bateau pilote « le Saint-Georges », sous les ordres du capitaine Brière, sauva 7 jeunes gens qui savaient nager (1 hongrois, 1 norvégien et 5 français). Ces huit personnes représenteront en fait les uniques rescapés du naufrage du Saint-Philibert. Il manquait donc 455 personnes disparues en mer (502 passagers + 7 membres de l’équipage = 509, - 46 restés à Noirmoutier - 8 rescapés).
Les bateaux ramenant
les premiers corps.
Bien que le naufrage n’ait pas encore été annoncé officiellement, une foule considérable s’était portée sur les quais à Saint-Nazaire en compagnie du député-maire Blancho et du préfet de Loire-inférieure Mathivet. La nouvelle fut portée à la connaissance des familles et amis qui attendaient à l’embarcadère des messageries de l’Ouest, quai de la Fosse à Nantes, vers 23 heures. L’annonce, faisant état de rescapés sans en préciser le nombre (beaucoup trop faible), laissait de vains espoirs à beaucoup de gens. Le glas des périls en mer retentira ensuite à toutes les églises des paroisses de la ville et des alentours.
La tempête s’était apaisée à 21 heures. Les bateaux, désormais présents en nombre sur le site, commencèrent à ramener les premiers corps : « le Saint-Christophe » 4 corps, le bateau pilote 4, « le Porteur II » 21, « l’enseigne Dejoly » 6, « l’Auroch » 10, « le Jean-Morice » 9 corps etc. Ces cadavres furent tout d’abord déposés le lundi 15 juin sous le hall de la compagnie à Saint-Nazaire.
La chapelle ardente du château des Ducs.
Le lendemain mardi 16 juin, sept camions militaires du XIème train des équipages amenèrent ces corps à Nantes. Ils furent alors déposés dans des cercueils non fermés dans une chapelle ardente installée dans le local dit « du grand harnachement » au château des Ducs de Bretagne à Nantes. La salle était pour la circonstance habillée de rideaux et de bandeaux de velours noir brodé d’argent comme pour les enterrements de première classe solennelle. De nombreuses scènes de désespoir se succédèrent à cet endroit, quand les familles reconnaissaient un proche ou au contraire si elles ne le retrouvaient pas. Il n’y avait encore à cette date que 77 corps retrouvés. Le mercredi soir, veille des obsèques, 72 avaient été reconnus.
La presse avait bien entendu fait ses gros titres du naufrage pendant plusieurs jours. Mais, ni la presse ni même la population ne semblaient prendre la juste mesure de la catastrophe avec la disparition de presque un demi-millier d’habitants de la ville. Tout d’abord parce que la mer n’avait rendu à ce moment là que 77 cadavres sur 455. Un immeuble de Nantes, par exemple, avait perdu tous ses habitants à l’exception de la concierge, retenue à son poste. Un sauveteur, ayant demandé à un jeune homme rescapé s’il fallait prévenir sa famille, se vit répondre « ma famille, elle est toute entière au fond de l’eau ». Les mouvements syndicaux de Nantes avaient perdu la plupart de leurs dirigeants. Le président Le Pourriel était parmi les disparus.
Les personnalités
présentes dans la cour du Château.
Le Jeudi 18 juin 1931 des funérailles grandioses furent organisées dans la ville de Nantes. La cérémonie civile eut lieu dans la cour du château des Ducs en présence : du Président Aristide Briand ministre des affaires étrangères, nantais d’origine, du ministre de la marine Louis de Chappedelaine, du député M. de Juigné, du député-maire de Saint-Nazaire Blancho, du maire de Nantes Léopold Cassegrain, des préfets, des élus locaux, des officiers supérieurs et personnalités locales.
L’allocution du
député-maire de Saint-Nazaire.
Après les différentes allocutions des principales personnalités présentes, prononcées derrière un pupitre sur une estrade des Pompes Funèbres, la cérémonie se prolongea au même endroit par un sermon donné par le pasteur du culte protestant de Nantes.
Le départ des chars funèbres du château.
Les 77 cercueils furent alors chargés par groupe de 6 dans les 13 véhicules hippomobiles militaires hâtivement transformés en corbillards. Après les honneurs militaires, les véhicules quittèrent le château pour se diriger vers la cathédrale par les rues du château, de Strasbourg et de Châteaudun (actuelle rue du Maréchal Leclerc) et la place Saint-Pierre.
L’évêque de Nantes entouré du clergé local.
A cet endroit la cérémonie religieuse proprement dite était organisée sur le parvis même de la cathédrale au milieu d’une foule immense qui couvrait aussi les balcons des immeubles voisins. La cérémonie était présidée par SE Monseigneur Le Fer de la Motte évêque de Nantes, entourée des chanoines du chapitre épiscopal ainsi que de nombreux prêtres des paroisses avoisinantes.
L’évêque bénit les
corps.
Après la dernière bénédiction des corps par l’évêque, le cortège des 13 véhicules militaires, conduit par des soldats en tenue de cérémonie, rejoignit la rue de Strasbourg. A l’extrémité nord de cette rue, le cortège devait se diriger vers les différentes paroisses et quartiers où les cercueils devaient être remis aux familles pour l’inhumation.
Le défilé des chars funèbres rue de Strasbourg.
200 corps furent retrouvés dans la première semaine qui suivit la cérémonie. Le capitaine Ollive était découvert, échoué sur la plage de Pornichet avec 6 autres corps et tout un ensemble de paniers, sacs, landaus et objets divers. La mer continua ensuite à rejeter des corps à l’île d’Yeu, à La Rochelle, à l’île de Ré et jusqu’à Rochefort-sur-Mer. En fin de compte, 409 cadavres furent repêchés, 100 d’entre eux ne furent jamais identifiés formellement, par contre 50 corps environ ne furent jamais retrouvés. Preuve de la crainte des conséquences sanitaires par la population, la consommation de crustacés et de poissons s’effondra dans la région pendant au moins une année.
Le renflouement du
Saint-Philibert.
Il fallait impérativement renflouer le Saint-Philibert, car sa présence à cet endroit de passage pouvait présenter des dangers pour la navigation. Les entreprises françaises contactées ayant estimé que cela dépassait leurs compétences, il fallut avoir recours aux services d’une entreprise allemande Bugsier Readerer und Gergungs, implantée à Hambourg. Dans le contexte de la période d’entre-deux guerres, cette décision souleva des vagues d’indignation patriotique. Le Saint-Philibert fut finalement renfloué le 5 août 1931 sous la direction de l’ingénieur Fuhrman, par les pontons Simson et Kraft Wille. C’est à cette occasion que furent trouvés les derniers corps. En effet, 33 personnes qui étaient dans les cabines intérieures du vapeur étaient restées prisonnières de l’épave. Le bateau semblait récupérable, il fut donc converti pour effectuer des transports de charges. Il changea plusieurs fois de nom. En dernier lieu, sous le nom de « Côte d’Amour » il servait aux transports du sable. Il ne fut envoyé à la ferraille qu’en 1979.
L’épave du Saint-Philibert renflouée.
En 1933 se tint le procès en justice des responsabilités du naufrage. Il mit en lumière plusieurs points : l’équipage insuffisant, son manque de formation, l’absence de TSF sur le bateau, le nombre de passagers trop important, l’état de la mer qui aurait du interdire le départ ; mais en fin de compte la mort de capitaine éteignait toute action pénale. La tempête fut donc considérée comme la seule responsable du drame.
Le 30 novembre 1936, le conseil municipal de Nantes décida de rebaptiser l’ancienne « place de la Paix », située près de l’Hôtel-Dieu, en « place Saint-Philibert ». Puis le souvenir de la catastrophe s’estompa dans les esprits, surtout parce que la ville connut d’autres drames à la fin de la seconde guerre mondiale avec les répressions militaires de l’occupant, les bombardements particulièrement meurtriers et les destructions.
Pourtant un monument fut érigé au cimetière Saint-Jacques pour recueillir les corps des 54 victimes nantaises qui n’avaient pas été réclamées par leurs familles. Une petite stèle commémorative fut également établie en 2015 à Noirmoutier près de l’estacade de la plage des Dames, en souvenir des péris en mer.
Chantonnay le 7 mars 2018